Lorsquen 909 ou 910, Guillaume le Pieux fonde lAbbaye de Cluny, il nexiste probablement sur le site quune villa, cest à dire une exploitation agricole issue de lépoque romaine, à proximité dune ancienne voie, un embranchement de la via Agrippa qui reliait Lugdunum (Lyon) et Augustodunum (Autun). Les bâtiments de cette villa se situent au fond dune vallée couverte de forêts, la vallée noire, sans perspective offerte à la vue. Ils se composent de la maison du maître et de celles des paysans travaillant la terre ; cest en quelque sorte un village où lon trouvait sans doute église et moulins.
Fondation du monastère
LEurope au Xe siècle
Au début du Xe siècle, lEurope traverse une période perturbée. Lempire de Charlemagne, en assurant la sécurité et en unifiant les règles, avait favorisé le commerce et les échanges, permettant ainsi un développement important, mais 843, le traité de Verdun partageait lempire en trois parties revenant chacune à lun des petits-fils de Charlemagne. Ainsi se constituaient la Francie occidentale (ou royaume de France) à louest, la Lotharingie au centre (à lest du Rhône et de la Saône) avec les deux capitales de Rome et dAix-la-Chapelle, qui garde le titre dempire, et le royaume de Germanie à lest. Ce partage avait cassé la puissance de lempire, et la sécurité avait été mise à mal par les invasions répétées des Sarrasins et des Vikings au cours du IXe siècle. Dans ce contexte la société féodale sorganisait, les seigneurs élevant des châteaux destinés à protéger les populations voisines quils soumirent à de nouveaux impôts. Cette organisation fut luvre des Carolingiens eux-mêmes qui eurent recours à la vassalité pour asseoir leur autorité en échange dun fief. Ainsi en Francie, le roi nest pas le seigneur le plus puissant, mais il parvient à imposer lautorité de sa couronne au royaume, sans pour autant être en mesure de se faire respecter. A lest, lambition des rois de Germanie, constituant le Saint Empire Germanique, les mènera peu à peu à réunir les différents territoires de la Lotharingie sous leur suzeraineté. A cette époque, les titres de noblesse deviennent héréditaires et les querelles entre seigneurs sont courantes, liés aux ambitions des uns et des autres. Tout ceci eut pour effet de freiner le développement.
Charlemagne avait assuré la protection de la papauté et le pape la bénédiction de lempire, mais cette union du pape et de lempereur dans un but commun avait vécu. Si lÉglise soutenait encore les rois, ceux-ci étaient en revanche incapable de lui garantir toute la protection dont les monastères et leurs trésors avaient besoin face aux invasions. Entièrement soumise à la mainmise des laïcs, lÉglise était décadente. Simonie et nicolaïsme étaient de règle jusque dans les monastères. Les charges du clergé sachetaient, et les prêtres fréquemment mariés faisaient payer leurs offices. Ici et là, quelques seigneurs tentèrent vainement damener un renouveau de lÉglise en fondant de nouveaux monastères.
Guillaume le Pieux
Fils de Bernard dit Plantevelue, marquis et comte de Toulouse, comte de Razès et de Rouergue, comte dAuvergne et comte de Limoges, comte de Bourges et comte de Mâcon, Guillaume en lui succédant pris le titre de duc dAquitaine et comte de plusieurs comtés. Fidèle vassal du roi de France, il développa des alliances entre sa maison et laristocratie provençale ainsi que le comté de Chalon. Il faisait donc partie de la haute aristocratie féodale de cette époque.
La fondation du monastère de Cluny est un acte politique, notamment par le choix de son emplacement, et religieux par son contenu. Labbaye de Cluny, est fondée pour le repos du roi Eudes, mort en 898, et à distance respectable des capitales, la plaçant hors de portée des ambitions territoriales des souverains. Cluny se trouve alors situé à lextrémité de ses terres, à la frontière entre le royaume de Francie occidentale, le royaume de Germanie et celui de Bourgogne (reste de la Lotharingie qui sétend sur les Alpes et la vallée du Rhône, et au nord jusquà Besançon). Enfin, par la charte de fondation signé à Bourges en 909 ou 910 (selon que lon considère la treizième année du règne du roi Charles le Simple ou de lindiction) Guillaume déclare faire don des biens qui sont ma propriété aux apôtres Pierre et Paul : à savoir le domaine de Cluny avec sa cour, sa réserve et la chapelle dédiée à Marie, la sainte mère de Dieu, et à saint Pierre, prince des apôtres, avec tout ce qui en dépend en fonds, chapelles, serfs de lun et de lautre sexes ; vignes, champs, prés, bois, plans deau et cours deau, moulins, voies daccès et de sortie, terres cultivées et incultes, le tout en intégralité. Il le libère ainsi de toute ingérence des pouvoirs féodaux, tant laïcs quépiscopaux, pour ne lassujettir quà celui du pape, héritier de Saint Pierre. Il en confie la charge à Bernon, moine de lempire germanique, abbé de Baume-les-Messieurs dans le Jura, connu pour avoir réformé plusieurs monastères, qui débutera avec six moines de son abbaye de Baume et six autres de son monastère de Gigny. Il y impose la règle du bienheureux Benoît, cest à dire celle de Saint Benoît de Nurcie (composée entre 534 et 547 dans le monastère quil à fondé en 529 au sommet du mont Cassin en Italie) telle quelle avait été revue par Benoît dAniane, à la demande de lempereur Louis le Pieux, fils de Charlemagne, en 817.
De sa fondation à son apogée, Cluny à la frontière du royaume de France.
Bernon
Bernon sattache à la construction du monastère et à sa tenue dans la stricte règle bénédictine. Le domaine légué par le fondateur permet aux moines de saffranchir presque totalement du travail pour se consacrer à la prière. Ainsi leur vie est régie jusque dans ses moindres détails, toute entière tournée vers Dieu. Elle na alors rien à envier à celle que saint Bernard imposera quelques siècles plus tard aux cisterciens. Le silence est de règle et les moines conversent par signes. Bernon fait sans doute partie de laristocratie de lépoque. Après avoir été moine à Saint-Martin dAutun, il fonda le monastère de Gigny, avant de devenir abbé de Baume en 888. Après son arrivée à Cluny, il fit encore quelques fondations, modestes autour de Cluny, ou plus importantes comme à Sauxillanges, en Auvergne, sur des terres données en 918 par Guillaume le Pieux, et à Souvigny, dans une villa. Ces deux couvents feront partie des cinq filles de Cluny, avec la Charité sur Loire, Saint-Martin-des-Champs à Paris et Lewes en Angleterre. Il recevra également la direction dautres abbayes. A Cluny, Bernon a entrepris la construction dune modeste église (Cluny I), dont nous ne connaissons presque rien. Elle sera achevée par son successeur et consacrée en 967 par lévêque de Mâcon. Modeste par ses dimensions (peut-être 35 mètres de long), cet édifice dont il ne reste plus rien et dont lemplacement même est incertain, se révélera vite trop exiguë pour la communauté qui croît rapidement. Contrairement à la règle de saint Benoît et à ce qui était prévu par la charte de fondation, Bernon désigna son successeur de son vivant. Odon ne fut donc pas élu normalement par la communauté des moines lorsquil devient abbé de Cluny, en 927, à la mort de Bernon qui fut enterré, selon ses vœux, en son abbaye de Cluny.
Les années du rayonnement
Saint Odon
Issu dune famille de Touraine proche de Guillaume le Pieux, Odon naquit vers 879-880. Si peu de choses nous sont parvenues sur Bernon, en revanche Odon nous est beaucoup mieux connu, notamment grâce à la biographie que lui consacra Jean de Salerne, quil rencontra à Rome en 938 et qui le suivi pour se faire moine à Cluny. Se détournant dune carrière laïque, Odon entre en 905 au monastère de Baume où il fait la connaissance de Bernon. Lorsquà sa mort Bernon partage les abbayes dont il a la charges, plusieurs reviennent à Odon, dont Cluny quil préférera aux autres. Écrivain reconnu, il est lauteur de nombreux ouvrages et poèmes dans lesquels il affirme son soutient à lautorité pontificale et son opposition aux dérives liées au féodalisme ecclésiastique. Fervent réformateur de la vie monacale, il érige Cluny en modèle, y renforçant les exigences pourtant strictes de la règle bénédictine, notamment quant à limportance de la liturgie, ce qui lui vaut de prendre en charge de nombreuses abbayes dont il désigne le nouvel abbé. Grâce au privilège que lui accorde en 931 le pape Jean X, il garde sous son autorité les monastères quil réforme, permettant la création de lEcclesia cluniacensis. En 935 il obtient même de pouvoir admettre à Cluny des moines ayant rompu leurs vux avec dautres monastères. Ceci témoigne de lestime et de la proximité dans lesquels le tient le souverain pontife, et marque le début de lessor de labbaye de Cluny, en en faisant lun des principaux foyers de diffusion de la réforme de lÉglise. Il fait plusieurs voyages à Rome, en 936, 939 et 941, et il reçoit la charge de monastères importants en Italie. Lors du dernier voyage, il tombe malade à Rome mais peut revenir à Tours où il meurt et est enterré, en léglise saint Julien, en 942, au terme dun abbatiat de 15 ans.
Labbaye de Cluny sort de cette période forte de nombreuses donations en faisant un monastère solide percevant de nombreuses dîmes. Mais cest la politique de Cluny, favorisée par lindépendance du monastère, influente jusquau plus hauts personnages de lOccident, engagée pour la réforme de lÉglise et la restauration du pouvoir pontifical, appliquée par un homme de foi et de talent, quil faut retenir de labbatiat dOdon. Cest là le lien qui lunira à ses successeurs et qui mènera Cluny à la gloire. Le culte de saint Odon ne se développera cependant que plusieurs années plus tard, sous labbatiat de saint Hugues, lorsquon verra en lui le père fondateur du monastère.
Aymard
On sait peu de choses de labbatiat de lhumble Aymard, et lhistoire sest souvent contentée de garder le souvenir dun abbé dorigine modeste et dun abbatiat court. Malade, Aymard laissera Mayeul diriger le monastère dès 948, et démissionnera de sa charge abbatiale en 954, onze ans avant sa mort. Pourtant, en six ans dabbatiat il réussit a augmenter encore considérablement les possessions et la richesse de labbaye de Cluny, grâce à plus de deux cent cinquante donations, principalement dans le Mâconnais, le Charolais et la Bresse. Il faut également en retenir son attachement à lEcclesia cluniacensis attesté par lacte par lequel il désigne Mayeul comme son successeur, acte garanti par plus de deux fois plus de moines que la cinquantaine que compte sans doute labbaye à cette époque. En agrégeant à lélection de labbé de Cluny des moines venus dautres monastères rattachés à Cluny, il en affirme limportance sur lensemble de lEcclesia cluniacensis naissante.
Saint Mayeul
Le destin de Mayeul est exceptionnel. Il fut spontanément reconnu comme saint presque immédiatement après sa mort, et son culte, qui constitua le premier grand culte abbatial clunisien, fut lun des plus important du Moyen-Âge et persista au Puy et à Souvigny jusquà la Révolution. Né vers 910, de laristocratie provençale, chassé de ses terres par les invasions des Sarrasins, Mayeul de Valensole se fixe vers 918 à Mâcon. Il étudie à Lyon, devient ensuite chanoine de la cathédrale Saint Vincent de Mâcon, puis archidiacre, avant de refuser le siège archiépiscopal de Besançon pour entrer comme moine à Cluny où il prononce ses vux en 943 ou 944. En 948, Aymard malade lui laisse diriger le monastère, et démissionne de sa charge dabbé en 954, ouvrant quarante ans dabbatiat à Mayeul. Ses bonnes relations avec Adélaïde, la sur du roi de Bourgogne, Conrad le Pacifique (937-993), qui épousa le roi de Germanie Otton le Grand, empereur dès 962, lui conféra une certaine influence tant à sa cour quà celle de son fils Otton II. Il intervint jusque dans des querelles privées de la famille impériale, ce qui lui valu de se voir proposer le siège pontifical quil refusa, se jugeant plus utile au milieu de ses moines. Ces liens avec lEmpire favorisèrent lextension de lEcclesia cluniacensis vers lest. Il fut certainement lun des conseiller dHugues Capet, ce qui lui permis de prendre des monastères pour y placer des abbés réguliers. Enfin il entretint les relations quOdon avait noué avec la papauté.
Mayeul prit à cur le développement financier de labbaye, gérant avec soin les donations qui affluaient vers un abbé dont le renom était immense. En tout ce sera environ 900 villages, droits et revenus paroissiaux, dîmes, etc., des alentours de Cluny, des régions de la Loire, du Bourbonnais, du Nivernais, des vallées de la Saône et du Rhône, qui enrichirent labbaye. Ces donations sont, pour nombre dentre elles, liées à lorganisation nouvelle de la mémoire des morts. Le culte qui leur est consacré prend à Cluny une grande importance. Outre les moines, il sadresse aussi aux bienfaiteurs du monastère. Mayeul poursuit également luvre de réforme initiée par Odon, instaurant la règle de saint Benoît dans de nombreux monastères, renforçant ainsi linfluence de Cluny en Occident. Il diffuse ainsi la réforme clunisienne dans des régions éloignées, comme Pavie qui la propagera à son tour. Avec lui, lEcclesia cluniacensis, débutée avec Odon, connaît un important essor assuré par le contrôle étroit de Cluny sur lensemble des monastères qui lui sont liés. Les trois monastères de Cluny, Souvigny et Charlieu en forment alors le cur.
Labbaye devenue trop petite pour la communauté grandissante, Mayeul engage de nouveaux travaux à Cluny en 955. Lédification dune nouvelle église, Saint Pierre le Vieil (Cluny II) est entreprise. Elle est trois fois plus grande que la première, de plan basilical sur environ cinquante mètres de long, avec un chur à absides échelonnées, celle du centre étant flanquée de deux absidioles, un transept bas, une tour de croisée assez haute et une nef à trois vaisseaux. Elle est située dans la moitié nord du cloître du XVIIIe siècle. Elle sera dédicacée le 14 février 981 par larchevêque de Lyon. Il ne reste rien que des fragments de cette seconde église, cependant son architecture se retrouve dans certaines églises bâties au XIe siècle des abbayes clunisiennes (Romainmôtier, Hirsau, Gigny) ou proches de Cluny (Mont Saint Michel).
Lors de lun de ses voyages à Rome, il ramène avec lui Guillaume de Volpiano. Quoi que profondément attaché à sa recrue, Mayeul préférera Odilon pour lui succéder à Cluny, confiant au premier labbaye de Saint Bénigne de Dijon doù il réforma de nombreux monastères notamment en Normandie. Mayeul séteint à lâge de 88 ans, le 11 mai 994 à Souvigny où il est enterré. Avant sa mort, il avait fait élire Odilon pour diriger la destinée de labbaye.
À cette époque, le bourg de Cluny, alors situé au nord-ouest de labbaye, se développe et se dote dune église. Il dépend de labbaye, véritable seigneurie incluant probablement une cour de justice.