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LAMARTINE (Alphonse de) 1790-1869

           Ni un langoureux, un pleurard (Musset), un «femmelin» (Proudhon), en poésie, ni, en politique, un rêveur égaré hors de son domaine et promis aux fatales bévues de l’innocent, c’est un mâle, au contraire. Lamartine, compromis, certes, en littérature, par un vocabulaire désuet, mais un «voyant», dira Rimbaud ; et, dans les affaires civiques, un de ces très grands qui, les pieds sur terre, savent en même temps regarder loin et apprécier avec exactitude la quantité d’idéal que l’on doit pouvoir, à telle date, insérer dans le réel; un de ceux qui, «politiques» pour de bon, restent «mystiques». Composé inusuel, haï des médiocres; on lui cassera les reins, à ce gêneur !
           Haute figure, Lamartine. Un méconnu, un homme qui n’aura pas cessé de se poser le problème des problèmes: le sens de la vie, le secret du monde. Il a opté, il a parié, quant à lui, dans le noir, résolu à faire comme si Dieu existait, à travailler comme si l’effort humain servait à quelque chose.

1.
 Noblesse oblige

           Alphonse de Lamartine naît à Mâcon. Il sera l’aîné de six enfants; pas de frère, rien que des sœurs; à lui, par conséquent, tous les châteaux et toutes les terres de la famille.
           Lorsqu’il a vingt ans (il a fait ses études à Belley, chez les Jésuites déguisés en Pères de la Foi), il souhaiterait entrer dans la diplomatie ou, comme avait fait son père, dans l’armée; mais l’usurpateur Napoléon est sur le trône, et les Lamartine sont des royalistes intransigeants. Au retour du roi, il est admis dans les gardes du corps, s’abstient, en 1815, de suivre Louis XVIII à Gand, se réfugie en Suisse, puis en Savoie, reprend son service après Waterloo, mais démissionne bientôt et cherche un autre emploi. En 1820, enfin (il va avoir trente ans), il parvient à se glisser dans la carrière, publie ses Méditations et se marie, épousant une Anglaise catholique, Mary-Ann Birch.
           Ils auront deux enfants qui mourront l’un et l’autre, le premier (Alphonse) à vingt mois, le second (Julia) à dix ans et demi. Lamartine publie de Nouvelles Méditations (1823), La Mort de Socrate (même année). Le Dernier Chant du pèlerinage d’Harold (1825); il a été chargé d’affaires à Florence, mais s’impatiente devant la lenteur de son avancement administratif. Toutefois, il est élu à l’Académie française, en 1829, et publie, en 1830, les deux volumes de ses Harmonies poétiques et religieuses.
           La révolution de Juillet lui fournit le prétexte de quitter, par apparente fidélité légitimiste, une carrière qui l’ennuie, et il se présente à la députation, tout en songeant en même temps à un vaste poème, une «épopée de l’âme» dont il a conçu, depuis 1821, le projet. Battu aux élections de 1831, il s’embarque, en juin 1832, pour le Proche-Orient, est élu, en son absence, député de Bergues (près de Dunkerque), grâce aux efforts d’un de ses beaux-frères, regagne la France à l’automne 1833, et prend place à la Chambre, le 23 décembre 1833, pour l’ouverture de la session. Lamartine restera député – de Bergues d’abord, de Mâcon ensuite, et, finalement, du Loiret – jusqu’au coup d’État du 2 décembre 1851. Après avoir publié Jocelyn (1836), La Chute d’un ange (1838), et les Recueillements (1839), il abandonne la poésie et se consacre tout entier à l’action politique. Son Histoire des Girondins (1847) fait partie, dans sa pensée, de cette action.
           En 1848, ministre des Affaires étrangères, il est, en fait, le chef du gouvernement provisoire, qui s’est constitué le 24 février. Ses adversaires le feront tomber du pouvoir le 24 juin, et Lamartine, homme politique, s’acharnera à jouer encore un rôle de conseiller au moins jusqu’à ce que Louis Bonaparte, président parjure, égorge la république.
           Ses vingt dernières années (1849-1868) ne seront guère qu’une lutte incessante et vaine pour sortir du gouffre de ses dettes. Il multipliera les publications alimentaires: Histoire de la Restauration, suivie de celles des Constituants, de la Turquie, de la Russie, des romans (Raphaël, Geneviève, Graziella, Le Tailleur de pierres de Saint-Point, Fior d’Aliza, Antoniella), Confidences et Nouvelles Confidences, et ce Cours familier de littérature, mensuel, où surgiront, en 1856, ses derniers vers: «Le Désert», «La Vigne et la maison». Il meurt à Paris treize ans plus tard.

2.
 Un seigneur qui se divertit à écrire

           Les sévérités sont usuelles sur Lamartine écrivain. Musset l’appelait «pleurard à nacelle» (allusion au Lac) et Flaubert le tenait pour le principal responsable de ce qu’il appelait «les embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaire». Encore Flaubert, 1836: «Que c’est mauvais, Jocelyn! [...] détestable poésie, inane [...]; ces phrases-là n’ont ni muscles ni sang.» Gustave Planche y découvrait des «buissons de solécismes», et Veuillot, féroce et jubilant, affirme, à propos de l’Épître à Alphonse Karr, que «la rime, le traînant où elle veut, l’accroche dans des asservissements qui feraient rougir un facteur de bouts rimés». De fait, Lamartine poète s’accorde un excès de «licences»: impropriétés scandaleuses, inversions-contorsions, fautes de grammaire exprès commises pour que le vers ait son compte de syllabes. Sainte-Beuve prenait un air pincé: le génie ne suffit pas, disait-il, «il faut tout de même qu’un soin quelconque aide à l’exécution»; et Alexandre Vinet, plus indulgent, déplore «ce nonchaloir un peu superbe» auquel il lui semble que l’écrivain, chez Lamartine, se complaît un peu trop.
           Oui, Lamartine, comme le dira très bien Rimbaud, est «étranglé par la forme vieille»; il a fait ses classes, en littérature, auprès des petits poètes du XVIIIe siècle, Voltaire y compris. Il vit sur leur rhétorique et leur vocabulaire. Les douze ans seulement qu’il a de plus que Victor Hugo n’en font pas moins de lui, par rapport à son jeune rival, un homme du passé. Son dictionnaire est mince, sa langue poétique est de routine. Les mots convenus ne le gênent pas. Mais il est bien certain, également, qu’il ne se donne pas beaucoup de mal, la plume à la main, ou, si l’on préfère, la lyre au doigts. Il se contente de l’à-peu-près. C’est un «honnête homme», un seigneur, qui se divertit à écrire, qui chante ou fredonne, parce qu’il en a envie; il n’est pas un professionnel, pour rien au monde un professionnel; il n’est pas du métier et attache du prix à marquer les distances entre les gens de lettres et lui-même. Hugo, qui l’aime bien, lui fait, malgré tout, l’effet d’un tâcheron, car il vit de ses livres, et s’applique, s’applique... Tandis que lui, le châtelain, il écrit «par surcroît» et dédaigne de collaborer à son génie.
           Résultat: il agace, bien souvent, et on le sent aussi, parfois, indifférent, avec une espèce d’insolence, à la valeur esthétique de ce qu’il propose. Il affecte de ne point écrire pour vendre, mais dès les Nouvelles Méditations, il fait des calculs: tel nombre de vers promis par lui à l’éditeur, pour telle somme; additionne ce qu’il a composé et pose une soustraction; reste tant, qui manque encore; alors il complète son recueil, vaille que vaille, y fourrant des pièces écartées l’avant-veille, ou des membres épars de ce Saül, refusé par Talma, et qu’il se met à dépecer. Deux fois de suite, et à trois ans de distance, il apparaît en «poète mourant», ce qui lui vaudra des rires et une objurgation indécente. Et c’est bien sa faute s’il se laisse prendre pour je ne sais quel mandoliniste languide, éthéré, gémissant, pour ce «femmelin» que Proudhon, mal perspicace et surtout malveillant, s’obstinera à voir en lui. N’empêche qu’un autre critique, s’imaginant sans doute le griffer, invente pour ses vers, dès 1821, une définition curieuse; il les appelle des «romances sans paroles». Trouvaille, cinquante ans plus tard reprise et personnellement adoptée par Verlaine, poète de sa race (mais travailleur et rusé technicien). Lamartine parlera, d’un ton noble, de «respiration de l’âme». Disons simplement que des rythmes se forment en lui comme à son insu; il ne les sollicite pas, il les constate et les accueille et les caresse; une chanson se met à sourdre de son «âme»; les mots comptent peu; ce qui l’intéresse et l’enivre, c’est un élan, un mouvement, un vague bercement magique, un soulèvement profond, comme celui de la mer. Avec une préférence instinctive pour les images transparentes, lumineuses, à peine matérielles, à mi-chemin entre la réalité et le rêve, ascendantes et hors du temps.
           Il avait voulu bâtir une très grande œuvre, un immense «poème philosophique» qu’il intitulait Les Visions (et Rimbaud, qui n’en savait rien, donnait pourtant à Lamartine le titre de «voyant, quelquefois», qualité suprême, à ses yeux, ou plutôt qualification unique, et irremplaçable, du poète). Jocelyn et La Chute d’un ange sont les vestiges de cette cathédrale ébauchée, La Chute en étant le porche, et Jocelyn le chœur. On n’a pas pris la mesure de Lamartine tant qu’on ignore, chez lui, ce puissant dessein, et tout ce qu’il y voulait mettre d’essentiel. Mais La Chute d’un ange, dans ses chants VIII, XIV et XV (en souvenir de son ancien projet, il nomme «visions» les chapitres de son poème), révèle à plein ce qu’attestaient déjà certains textes antérieurs, si l’on savait les écouter: à sa «lyre», une corde d’airain. Elle résonne dès ses premières Méditations, avec «Le Désespoir»; la voici dans les secondes, avec «Bonaparte» et plus d’une fois dans Childe Harold et davantage encore dans sa Réponse à Némésis (1831) et dans Les Révolutions, l’année suivante. Que n’a-t-il conservé, pour ce qu’il baptisa Harmonies poétiques et religieuses, le titre auquel il s’était d’abord arrêté: Psaumes modernes! L’hosanna de l’ensemble, souvent un peu fade, recouvre le cri des Novissima Verba. Lamartine a composé ces vers à l’automne de 1829, au seuil de ses quarante ans, l’âge où, dit Louis-Ferdinand Céline, l’homme commence à sentir qu’«il n’a plus assez de musique en lui pour faire encore danser la vie». Et l’on connaît trop peu ses stances de 1850, Au comte d’Orsay; et qui se souvient de ceci – 5 juin 1856; il a soixante-six ans – pour Mme Victor Hugo: «Où brûlèrent deux cœurs, il reste un peu de cendre»?
           Même dans ses écrits de la fin misérablement accumulés «pour le pain», des choses que l’on n’oublie plus: ces «profondeurs perpendiculaires» du ciel, dans le Nouveau Voyage en Orient; et ceci, du Cours familier: «Les années, comme les fantômes de Macbeth, passant leurs mains par-dessus mon épaule, me montrent du doigt non des couronnes, mais un sépulcre»; «mon cœur bat dans ma poitrine comme une horloge qu’on a oubliée en abandonnant une maison, et qui sonne encore, dans le vide, des heures que personne ne compte plus.»
           Si Lamartine renonça, en 1839, à la poésie – du moins ouvertement, mais il lui arrive encore de composer des vers, en secret –, c’est qu’il en connaît trop la part de tricherie; l’homme qui écrit, surtout lorsqu’il parle de lui-même, «en rajoute» toujours. Et puis, tout cela n’est qu’un simulacre. Chanter n’est pas agir. Dans l’armée humaine, Lamartine veut appartenir à autre chose qu’à la musique régimentaire. Sa place n’est pas «dans la musique», mais «dans le coup».

3.
 Un gêneur pour les gens de bien

           Que le vrai problème posé en 1830 est d’ordre social, et non pas politique seulement, Lamartine l’a vu, l’un des premiers. Il le dira dès le début de son action: «la question des prolétaires» est la grande question du XIXe siècle. Et tout son effort, dans un premier temps, sera de convaincre les gens de sa classe, les possédants: la sagesse, le bon sens, leur salut même réclament, de leur part, une refonte des structures sociales pour arracher à leur condition inhumaine la multitude des travailleurs. La «compression», s’ils ne l’atténuent, aboutira à l’«explosion».
           Le 28 décembre 1841, Lamartine tente une expérience, recourt à un test. Il se présente à la présidence de la Chambre (un président de la Chambre n’est pas un homme du gouvernement) pour dénombrer ceux qui lui font confiance. Sur 309 votants, il ne réunit que 64 voix, contre Sauzet, candidat conservateur également, mais rassurant, partisan de l’immobilisme, et qui n’importune personne en jouant les Cassandre. Ajoutons que le député Lamartine s’est permis, sur les «concentrations économiques», c’est-à-dire ce qu’on appelle aujourd’hui les trusts, dans son discours du 9 mai 1838, des propos malséants.
           Alors il renverse son jeu. Les possédants ne veulent pas modifier eux-mêmes leur conduite suicidaire? Très bien; on les y contraindra; et, allant beaucoup plus loin que l’opposition «dynastique» et, pour rire, d’un Odilon Barrot, Lamartine passe à l’extrême gauche et aux idées républicaines. Il est bien déterminé à rester en marge du régime, à refuser tout portefeuille et toute ambassade (Guizot, qui se méprend sur lui, lui offre l’ambassade à Londres, pour l’éloigner); il veut être «l’homme de réserve» pour l’heure du drame, inévitable. Il empêchera l’anarchie, qui serait mortelle, et contiendra les «enragés» (il n’a jamais étudié le socialisme et condamne, sans le connaître, le programme de Louis Blanc); mais il veut la république, le suffrage universel et des lois qui protégeront la collectivité contre les dévorants. La révolution éclate le 24 février 1848. Lamartine forme en hâte un gouvernement provisoire qui proclame la république. La classe ouvrière, en armes, fait preuve d’une docilité exemplaire, assurant elle-même la protection des hôtels particuliers et des banques. Aux élections générales (23 avril), Lamartine est élu par dix départements et totalise près de deux millions de voix. Mais le suffrage universel, dans cette France rurale et plus qu’à moitié analphabète, a été manœuvré sans peine par les «gens de bien», châtelains, notaires, gros négociants qui, souvent, ont conduit eux-mêmes «les manants» au vote, en rangs et marchant au pas. Les notables ont tous crié avec ardeur: «Vive la République », alors qu’ils veulent au plus tôt la détruire, cette république dont ils ont horreur. L’Assemblée nationale est peuplée de bourgeois terrifiés et qui n’ont qu’un souci: revenir, revenir bien vite à l’ordre ancien et «providentiel» où les «mangeurs» peuvent se repaître à l’aise des «mangés».
           Si la masse voit en Lamartine – et elle a raison – un homme de bonne volonté, les notables, en revanche, le prennent pour un simple ambitieux, mais de leur classe, un imposteur habile qui, grâce à sa rhétorique, leur a épargné le pire, muant en chat ronronnant le «tigre populaire», et tout occupé à leur donner le temps de se reprendre, de reconstituer la police et l’armée, et de ramener, le jour venu, la canaille au chenil par des moyens appropriés. La droite croit Lamartine masqué et s’aperçoit soudain qu’elle se trompe. Il ose demander l’abolition du remplacement militaire, la surveillance des trusts, la nationalisation des chemins de fer. Il devient l’homme à abattre. La méthode pour lui régler son compte, en même temps que pour perdre la république, c’est au comte de Falloux que revient l’honneur de l’avoir mise au point.
           Le patronat avait fermé la plupart des usines dès le 25 février; plus de cent mille chômeurs à Paris. Le gouvernement provisoire avait créé pour eux des ateliers nationaux, fictifs, du reste, car il importait aux conservateurs que rien ne s’établît qui ressemblât à un travail au service du pays, attentatoire aux marges bénéficiaires de l’industrie privée. Les élections sont faites; l’armée est rentrée dans Paris; «il faut en finir», disent de toutes parts les «honnêtes gens». La trouvaille de M. de Falloux est de supprimer, du jour au lendemain, aux «fainéants» des ateliers nationaux l’indemnité quotidienne qui leur permettait, à eux et aux leurs, de ne pas mourir de faim (ces mots-là ayant, pour ces 110 000 hommes, leur sens littéral); fatalement, ils se révolteront, et c’est ce qu’on leur demande; le gouvernement sera bien obligé de «rétablir l’ordre», c’est-à-dire de tirer sur eux; ainsi, la république fusillera ceux qui l’ont acclamée et «les pieds lui glisseront dans le sang»; la répression permettra, du même coup, d’ôter pour longtemps à la classe ouvrière le goût des revendications.
           Lamartine avait vu le piège et, pendant plus d’un mois, il s’était arc-bouté contre la porte que voulaient enfoncer les Falloux et les Montalembert pour livrer passage aux furies. En vain. L’insurrection éclate le 23 juin, et, le 24, l’Assemblée, balayant Lamartine et sa commission exécutive, donne au général Cavaignac tous les pouvoirs civils et militaires.
           La voilà, l’histoire vraie du député Lamartine. La légende – calculée et soigneusement entretenue – fera de lui un «poète égaré dans la politique», un rêveur perdu dans les nuées («M. de Lamartine n’est pas un homme sérieux», énonçait Guizot). Un homme, au contraire, lucide et viril. Mais la partie n’était pas égale entre lui et cette bourgeoisie d’affaires pour qui le règne de Louis-Philippe avait été une espèce d’âge d’or. On lui garda longtemps rancune, chez les «gens de bien», de sa tentative républicaine, et lorsque, dix ans plus tard, il eut la naïveté de laisser quelques amis tenter en sa faveur une souscription nationale, il put goûter la véhémence des haines qui brûlaient encore contre lui, tant il avait fait peur en 1848. Le conseil général de Saône-et-Loire, à l’instigation de son président, le maître de forges Schneider, décide d’ignorer la demande de soutien financier en faveur de celui qui avait présidé, pendant près de vingt ans, ce même conseil général; l’évêque de Belley recommande à ses diocésains de refuser toute obole au criminel qui fit tant de mal, déclarait ce prélat, à «notre chère et catholique France», et Laprade avouait dans une lettre: «Les gens [à Lyon] que je vois le plus habituellement me jettent leurs meubles à la tête quand je prononce le nom de Lamartine.»

4.
 «Mon âme a son secret»

           Des questions restent posées, concernant cet homme mal connu. On a beaucoup parlé de ses «amours», mais en restant sur le plan de l’anecdote. Une jeunesse oisive et désordonnée; bien des liaisons, dont une, à vingt et un ans, à Naples, avec une employée de la Manufacture des tabacs, cette Antoniella que, trente ans plus tard, il déguisera en «corailleuse», et baptisera Graziella (elle lui avait laissé un souvenir teinté de remords); un attachement – Mme Julie Charles – brisé par la mort, mais auquel se mêlaient aussi des considérations d’avancement; une passion, deux ans plus tard (1819), plus sexuelle, semble-t-il, que sentimentale, pour la femme d’un officier qui tenait garnison à Mâcon, l’Italienne Lena de Larche. Lorsque Lamartine se marie à trente ans, il le fait dans des dispositions graves. Il semble bien qu’il n’eut, dès lors, jamais plus de maîtresses. Privé, à quarante-deux ans, de ses deux enfants, et n’ayant auprès de lui qu’une femme rapidement vieillie, et sans beauté, il s’applique à reporter sur la collectivité humaine – comme son Jocelyn – les puissances d’amour qui sont en lui. Ce n’est pas pour rien qu’il fera dire à son «tailleur de pierres de Saint-Point»: les autres, «il me semble qu’ils sont un morceau de ma chair, et que je suis un morceau de la leur; c’est cela, je crois, qu’on appelle l’amour». Ces choses-là paraissent littéraires, et sans doute pensera-t-on que se construit ici un Lamartine de fantaisie, comme il est d’usage, par exemple, dans les discours de cimetière. Le cas particulier de Lamartine est que cette image mal croyable est conforme à la vérité. Un individu hors série. Accordons que son «tempérament», jadis vorace, s’était beaucoup amorti dès la fin de son adolescence, mais il semble qu’on puisse affirmer qu’il avait réellement accompli ce miracle de substituer en lui, «à une tentation, une tentation plus grande». À la place des délices du cœur et de la chair, la volonté ardente, le besoin, oui, de servir les hommes, tous les hommes.
           On dirait d’un mystique, ou du moins d’un croyant, aux certitudes viscérales. Or, il passe son temps à douter. Il a rompu, vers ses dix-huit ans, avec la foi de son enfance, pour passer au rationalisme. Il est revenu à cette foi, au moment de son mariage, par un coup de force intérieur. Mais c’est dans un malaise croissant qu’il s’efforce d’être «bon catholique». S’il se rend, en 1832, en Terre sainte, c’est beaucoup – sans le dire – pour tenter de retrouver, sur ce sol «qui a germé le Christ», une ferveur déjà presque éteinte. Et c’est précisément en Terre sainte, et sous les murs mêmes de Jérusalem, que, le 25 octobre 1832, il commence ces vers qu’il terminera seulement un quart de siècle plus tard, sur «l’immatérialité de Dieu», et dont la signification première et immédiate est celle-ci: inconcevable, une incarnation de la divinité; le Christ n’était qu’un homme. S’abat sur lui, quelques semaines plus tard (le 7 décembre), la mort de sa petite Julia: cassure définitive entre lui et la «mythologie» chrétienne; dans les fables seulement les enfants ressuscitent. En même temps, toute la politique de Lamartine dérive d’une arrière-pensée religieuse, comme chez Jean-Jacques Rousseau, comme chez Robespierre, comme chez Jaurès. «Si Dieu n’est pas au terme du chemin, à quoi bon marcher?» Ces mots sont du 21 novembre 1841. Sa grande bataille temporelle, déclenchée le 18 juillet 1847, dans ce discours de Mâcon où il annonça «la révolution du mépris», il l’appelle, tout bas, «la bataille de Dieu». Rien n’est moins sûr, pourtant, à ses yeux, que l’existence d’un Dieu d’amour. Il avait voulu employer sa vie à bien agir; il avait écarté, à plusieurs reprises (et à Florence notamment, en 1827-1828), des tentations reparues. Et «Dieu» lui avait arraché ce qu’il aimait le plus au monde: ses deux enfants. Cédar, le héros de sa Chute d’un ange, connaît le même destin et meurt dans le blasphème, jetant des poignées de pierres vers le ciel. Au printemps de 1833, Lamartine, encore dévasté par la mort de sa fille, visite Baalbek, et le vent qu’il y entend siffler entre les colonnes lui paraît âprement «moqueur». Le 22 janvier 1845, il écrira à Champvans: «Shakespeare a raison; la vie est un conte sans suite et sans dénouement, débité par un idiot».
           Il parle, il brille, il a l’air sûr de lui, on le prend pour un homme heureux, dans les années 1840, et voici ce qu’il confie tout bas à son vieux camarade Virieu, le 6 février 1841: «Ma situation politique est de premier ordre, une situation d’orateur presque unique, ma situation de poète ce que tu sais [...]. Et, au milieu de tous ces rayonnements de gloriole et de force imaginaire, je suis le point noir et triste où tout s’éteint en convergeant.» Un au-delà après la tombe? Il n’y croit plus lorsqu’il écrit au comte d’Orsay: «Le bonheur de la mort est d’être enseveli.» Et, tombé du pouvoir, où il avait milité «pour les hommes et pour Dieu», il dira à Valette, le 29 juin 1853: «Tout se passe comme si Dieu se prononçait contre ceux qui travaillent pour lui. Posez-vous la question. Pour moi, je suis dans la fournaise, et je n’y vois que du feu.» Lamartine est quelqu’un qui a fait un pari. Même si la puissance qui mène le monde n’est que cette «force sans Providence, faisant le mal sans haine et le bien sans amour» dont il a parlé en 1825, tant pis! Faire comme si la vie avait un sens, comme si «Dieu» était «le bon Dieu».
           Il est écrasé, dans sa vieillesse, étouffé par les problèmes d’argent; nulle prodigalité ostentatoire pourtant: la cause permanente de son engloutissement, ce sont ces sommes qu’il s’était engagé à verser annuellement à chacune de ses cinq sœurs pour compenser envers elles, l’avantage qui lui avait été fait par ses oncles et tantes lui léguant, à lui, seul mâle, leurs châteaux et leurs terres; mais ces propriétés lui coûtaient plus qu’elles ne lui rapportaient, et il n’en faisait pas moins, chaque année, des versements considérables en argent liquide, à ses sœurs ou à ses neveux; il se reniera, sur tous les plans, haussant les épaules et sur sa poésie et sur la noblesse de ses anciennes «amours» et sur l’élan même qui l’avait poussé dans la lutte en 1830 («Allons! dira-t-il en 1863, il n’y avait là que tourment d’activité et ambition d’éloquence»). Ses contemporains se détournent de lui; la masse l’ignore; les hommes politiques et les écrivains le tiennent pour le déplorable survivant de lui-même. Et, dans sa solitude, il écrit à Philoxène Boyer (1858): «Comme un volcan qui n’a point de bouche, je dévore ma propre écume et je me brûle à mon propre feu.»
           À cet homme, cependant, la jalousie, la fureur haineuse resteront toujours étrangères.
           Il aura vécu quarante ans dans un consentement ininterrompu à se passer du bonheur, essayant seulement, comme il pouvait, de faire son métier, «le dur et beau métier de vivre».



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